Marc Angenot
Un article de Wikipédia, l'encyclopédie libre.
Marc Angenot (1941) est un professeur québécois de littérature française à l'Université McGill (Montréal) et titulaire de la chaire James McGill d'études sur le « Discours social » ; il est également théoricien de la littérature, analyste du discours et historien des discours et des idéologies politiques (XIXe et XXe siècle).
Né en 1941 à Bruxelles, Angenot complète ses études supérieures à l'Université libre de Bruxelles de 1959 à 1967. Sa thèse intitulée Rhétorique du surréalisme (soutenue en 1967) s'inscrit dans le courant de la rédécouverte de la rhétorique avec les travaux de Chaïm Perelman (ULB) et ceux du « Groupe Mu » (Université de Liège).
Loin de s'en tenir à une approche formaliste ou structuro-fonctionnaliste, Angenot interroge le fait littéraire dans sa dimension sociale et compte parmi les premiers théoriciens de l'approche dite « sociocritique ». Il serait toutefois réducteur de limiter les recherches d'Angenot à la sociocritique puisqu'il se décrit plus volontiers lui-même comme un analyste des discours sociaux. L'analyse sociodiscursive qu'il pratique tente de concilier les avancées de la rhétorique de l'argumentation à une lecture des textes attentive aux médiations socio-historiques et aux phénomènes d'interdiscursivité.
Sommaire |
[modifier] Discours social et sociocritique
À la suite de Claude Duchet, Pierre W. Zima, Jacques Leenhardt, André Belleau, Jacques Dubois ou Régine Robin, Angenot a contribué à l'approche sociologique des textes inspirée notamment des travaux du sociologue Pierre Bourdieu, de l'École de Francfort et, ceux, nouvellement traduits en français durant les années 70, du célèbre théoricien russe de la littérature Mikhaïl Bakhtine.
L'originalité des travaux d'Angenot réside dans sa prise de position en faveur du concept de discours au profit de celui, par trop structuraliste, de texte. Dans cette perspective qui privilégie le discours - c'est-à-dire l'usage effectif de la parole, dans sa dimension sociologique et dialogique impliquant des « entre-parleurs » (La parole pamphlétaire, 1982) - au détriment du seul "texte" qui, à la suite des travaux de Gérard Genette ou de Tzvetan Todorov, a été considérablement déshistorisé et identifié à une structure formelle où opèrent des stratégies narratives et génériques sans que ne soit pris en compte la socialité fondamentale de toute production textuelle.
C'est dans ce contexte d'épuisement du texte, du structuralisme et du « tournant » linguistique (Saussure) des études littéraires qu'Angenot propose le concept de « discours social » (1889. Un état du discours social, 1989), un vaste projet de recherches pluridisciplinaires et interdiscursives qui tente de reconstituer le contexte discursif global dans lequel émergent les discours sociaux (de la littérature "distinguée" aux conversations « concierges », sans hiérarchie ni primat esthétique).
[modifier] 1889: Un état du discours social
Pour Angenot le discours social est "tout ce qui se dit et s'écrit dans un état de société", tout ce qui relève des deux formes de mise en discours, c'est-à-dire la narration et l'argumentation (ce qui est "narrable" et "opinable" à un moment donné, dans une société donnée). Cette totalité en apparence cacophonique et désordonnée révèle pourtant des régularités génériques et thématiques; elle comporte également des répertoires topiques, des "gnoséologies" et des "phraséologies" communes et co-intelligibles.
Cette approche quasi archéologique des discours sociaux s'inscrit dans le sillage des théories de l'interaction verbale, du dialogisme et de la sémiologie "idéologique" élaborés par Bakhtine/Volochinov. De même, Angenot reprend au marxiste non-orthodoxe Antonio Gramsci le concept d'"hégémonie" pour en faire, en quelque sorte, le "moteur" du discours social, c'est-à-dire un noyau régulateur qui organise la "vaste rumeur" des discours sociaux.
Dans la théorie du discours social, l'hégémonie a un rôle topologique : c'est en fonction de ce moteur sociodiscursif que peuvent s'apprécier les phénomènes de "dominance" ou de marginalisation, en même temps que l'obsolescence de certains discours ou leur persistance à long terme. On rappelera à cet égard que le programme de recherche d'Angenot consiste - en première analyse - en une coupe synchronique (l'année 1889). Or cette option n'empêche aucunement des considérations d'ordre diachronique ou une approche de la "mémoire discursive" dont les textes portent la trace.
[modifier] Positionnement méthodologique
Comprise comme une entreprise de décloisonnment disciplinaire, la théorie du discours social peut être considérée comme un paradigme fécond pour l'analyse du discours et les cultural studies ; il s'agit aussi d'une perspective nouvelle pour les approches sociologiques de la littérature, et même, à certains égards, pour la pragmatique. Comme le discours social doit beaucoup aux recherches antérieures d'Angenot sur la rhétorique et l'argumentation, il s'agit également d'un programme de recherches compatibles avec l'analyse des discours associés aux domaines de l'éloquence et de la parole persuasive. En effet, la théorie du discours social propose une approche du "vraisemblable" rhétorique à une échelle beaucoup plus vaste que ne le faisaient les approches traditionnelles de la rhétorique. Aussi faut-il noter que l'approche d'Angenot prolonge la théorie aristotélicienne des topoï et de l'opinable en leur donnant un cadre circonstancié et une efficace à l'intérieur d'un état de société.
Loin des cadres restreints de l'ethnométhodologie, par exemple, ou de la micro-sociologie interactionnelle, Angenot reste fidèle à la tradition hégéliano-marxiste en ce sens qu'il privilégie l'analyse de la totalité (notion qu'il reprend dans le sillage des travaux de Gyorgy Lukacs et de Karl Mannheim). C'est pourquoi il propose de rapprocher l'analyse sociodiscursive d'une «pragmatique socio-historique», perspective qui peut être rapprochée de la définition extensive (et fondatrice) de la pragmatique telle que formulée par C. W. Morris (1938), laquelle ne se limitait pas à une linguistique de l'usage et de la parole en acte, mais bien à une vaste analyse psycho-sociologique et culturelle des signes.
[modifier] Sémiotique critique et rhétorique du pamphlet
Dans Critique de la raison sémiotique (1985) Angenot a émis de nombreuses réserves par rapport à la sémiotique d'obédience saussurienne et à la méthodologie qui prévaut généralement en linguistique («scotomisation» de la socialité dans l'analyse, etc.). À une sémiotique trop souvent fondée sur le modèle linguistique, Angenot propose une sémiotique critique attentive aux configurations idéologiques (dans le sillage de celle proposée par Bakhtine dans Marxisme et théorie du langage) et à la praxis sociale (Bourdieu). La tâche du sémioticien tel que le conçoit Angenot est d'établir une «gnoséologie des pratiques» où les faits sémiotiques sont envisagés comme étant les produits d'une sémiosis sociale où interfèrent nécessairement des phénomènes d'idéologie, d'hégémonie et de stratification sociale.
[modifier] La Parole pamphlétaire
En plus de contribuer au champ des études sociocritiques, Angenot est également considéré comme l'un des pionniers de la rhétorique du pamphlet et, plus largement, du discours polémique. C'est ce dont témoigne la publication récente d'un collectif intitulé La parole polémique (G. Declercq, M. Murat et J. Dangel, dir., Paris, Champion, 2003) qui se veut un hommage à Marc Angenot qui avait publié en 1982 un ouvrage de référence dans le domaine :La parole pamphlétaire.
Cette somme théorique constitue une vaste entreprise de typologie discursive qui met en lumière les différentes stratégies argumentatives et figurales mises en œuvre durant un siècle de production pamphletaire (de Rochefort à Debord). Avec cet ouvrage et ses travaux ultérieurs, Angenot a dissocié l'analyse argumentative de ses corpus canoniques (littérature, conversation, publicité) pour l'appliquer notamment au discours sur la «supériorité des femmes» (Les champions des femmes, 1977), aux discours socialiste et anarchiste au tournant du XXe siècle (La propagande socialiste, 1996 ; Rhétorique de l'anti-socialisme, 2005) et, enfin, aux discours des utopistes, antisémites, progressistes et marxistes des deux siècles derniers (L'Utopie collectiviste, Un juif trahira, Le Marxisme dans les Grands récits)
[modifier] Histoire discursive : « Les grands récits militants »
Conjointement à ses recherches en analyse socio-discursive, Angenot a également développé un champ de recherches connexe - l'«histoire discursive» - où il se propose d'examiner ce qu'il nomme, à la suite de Jean-François Lyotard, les « Grands récits ». Loin du postmodernisme et du « crépuscularisme » auquel cette notion reste souvent attachée, Angenot parle de «Grands récits» dans le contexte de la modernité. En fait, il préfère l'expression de « Grands récits militants » (lesquels succèdent historiquement à la Révolution et, donc, à la démocratisation et la libéralisation de l'Europe au XIXe siècle).
Dès lors, il s'agit pour Angenot d'interroger les discours (idéologies) qui émergent de cette nouvelle conjoncture ponctuée de révolutions et de luttes sociales. Les « Grands récits » s'articulent autour de penseurs emblématiques et idéologues tels Auguste Comte, Saint-Simon, Charles Fourier, Étienne Cabet, Pierre Leroux, Proudhon, le Belge Colins, Jules Guesde, Sorel, etc. Angenot constate que ces formations discursives se caractérisent par des schémas argumentatifs complexes et des « coupures cognitives » qui, le plus souvent, interdisent toute forme de dialogue et conduisent à des « dialogues de sourds » (tel est le cas entre socialistes et anarchistes au tournant du siècle).
[modifier] Ressentiment et idée de progrès
Aujourd'hui, si l'on constate l'épuisement des "grands récits", on observe aussi l'émergence de "micro-récits" identitaires, nationalistes ou communautaires. Ces discours sont véhiculés par des groupuscules qui tendent souvent à se replier sur eux-mêmes et à se « réifier » en idéologie ou, plus précisément, en « idéologie du ressentiment », pour reprendre l'expression d'Angenot.
Si ces "Grands récits" restaient tributaires de l'idée de progrès et d'un « principe espérance (das Prinzip Hoffnung) » (Ernst Bloch), mais cette confiance en l'avenir s'est dissipée et a été battue en brèche par les tenants du postmodernisme. Alors que se « décompose l'idée de progrès » (D'où venons nous ? Où allons nous ?, 2001) et que s'émiette la logique progressiste, l'inflation des revendications identitaires, culturelles, locales, micro-contextuelles, etc., selon Angenot, doit nous amener à reposer la fameuse question : « Que faire ? ».
Dans un monde où les "micro-récits" et les réponses toutes-faites ne se comptent plus, c'est à cette question, semble-t-il, que renvoie les derniers travaux d'Angenot. Et le défi n'est pas d'y répondre ; l'expérience des « Grands récits » a trop souvent montré l'inadéquation des réponses et les dérives pratiques qu'elles ont suscitées ; il s'agit seulement de retrouver les conditions qui permettent, au moins, de la poser tout en maintenant « un regard sobre ».
[modifier] Publications
- Les Champions des Femmes. Examen du discours sur la supériorité des femmes, 1400-1800. Montréal : Presses de l'Université du Québec, 1977, 194 p.
- La Parole pamphlétaire. Contribution à la typologie des discours modernes. Paris, Payot, 1982, 416 p. (Prix Biguet 1983 de l'Académie française).
- Critique de la raison sémiotique. Fragment avec pin up. Montréal: Presses de l'Université de Montréal, 1985, 134 p. à Traduit en américain : Critique of Semiotic Reason. With an Introduction by Marie-Christine Leps. Translated from French by F. Collins. Edited by Raymond Morris. New York, Toronto & Ottawa: Legas, 1994. 130 p. (Collection « Language, Media, and Education Studies », # 2).
- Ce que l'on dit des Juifs en 1889. [Édition revue et augmentée]. Préface de Madeleine Rebérioux. PariS, Presses de l'Université de Vincennes, 1989, 192 p. (Collection « Culture et Société »).
- Le Cru et le faisandé: sexe, discours social et littérature à la Belle Époque. Bruxelles: Labor, 1986, 202 p. (Collection « Archives du futur »).
- Mille huit cent quatre-vingt-neuf: un état du discours social. Montréal / Longueuil: Éditions du Préambule, 1989, 1.176 p. (Collection « L'Univers des discours »)
- Le Centenaire de la Révolution. Paris: La Documentation française, 1989, XVI planches hors-texte & 64 p. (Collection « Les Médias et l'Événement »)
- Topographie du socialisme français, 1889-1890. Montréal: Discours social, 1990. 210 p.(Collection « Discours social: Monographies ») à Deuxième tirage, revu et corrigé : Discours social, 1991. 284 p.
- L'Œuvre poétique du Savon du Congo. Paris: Éditions des Cendres, 1992. 76 p.
- L'Utopie collectiviste. Le Grand récit socialiste sous la Deuxième Internationale. Paris: Presses Universitaires de France, 1993. 400 p
- La Propagande socialiste: six essais d'analyse du discours. Montréal: Éditions Balzac, 1996. 365 pp.
- "Un Juif trahira" : l'espionnage militaire dans la propagande antisémitique 1884-1894. Montréal: CIADEST, 1994. (Cahier de recherche XVIII), 132 pp.
- Les idéologies du ressentiment. Essai. Montréal: XYZ Éditeur, 1996. 179 pp. (Prix « Spirale » de l’Essai 1996).
- La Critique au service de la révolution. Montréal : Ciadest, 1996. 394 pp. (Collection « Cahiers de recherche », XX).
- La démocratie c'est le mal, Québec, Presses de l'Université Laval, 2003.
- Antimilitarisme, idéologie et utopie, Québec, Presses de l'Université Laval, 2003.
- Rhétorique de l'anti-socialisme, Québec, Presses de l'Université Laval, 2004.
- Le Marxisme dans les Grands récits, Paris-Québec, L'Harmattan-PUL, 2005.
- Dialogues de sourds : Traité de rhétorique antilogique, Paris, Mille et une nuits 2008.
[modifier] Distinctions
- 1985 - Membre de la Société royale du Canada
- 1987 - Bourse Killam
- 1996 - Prix André-Laurendeau
- 1996 - Prix Spirale Eva-Le-Grand
- 2005 - Prix Léon-Gérin
[modifier] Liens internes
- 1889
- Analyse du discours
- Anarchisme
- Argumentation
- Histoire des idées
- Idéologie
- Littérature française
- Michel Meyer (philosophe)
- Pamphlet
- Chaïm Perelman
- Polémique
- Progrès
- Régine Robin
- Ressentiment
- Rhétorique
- Socialisme
[modifier] Liens externes
- Pour un meilleur aperçu des nombreuses publications et recherches de Marc Angenot, on consultera avec profit son site internet : [1]
- Écoutez une entrevue avec Marc Angenot dans laquelle il explique ce qu'on retrouve dans son dernier livre Dialogues de sourds publié en 2008 aux éditions Mille et une nuits (Paris).